L’affaire Specter Aviation c. Laprade : L’état de jurisprudence justifie la permission d’appeler d’un jugement concernant l’autonomie de la clause d’arbitrage – #51

Cet article vise à résumer un jugement récent rendu par l’honorable Monsieur le Juge Bachand de la Cour d’appel du Québec concernant l’autonomie de la clause d’arbitrage (Specter Aviation c. Laprade, 2021 QCCA 183).

Les faits pertinents

En avril 2012, M. Laprade, World Aircraft Leasing Inc. (ci-après « WAS ») et United Mining Supply (ci-après « UMS »)  signent « l’Avenant au protocole d’accord USM Aviation établi en avril 2012 ». M. Laprade et World Aircraft Leasing Inc. (ci-après « WAL ») assoient leur droit de propriété dans l’avion de type Beechcraft Super King Air 300 (ci-après « l’Avion Beechcraft 300 »). L’Avenant contient la clause suivante :

« Article 5 : Toute contestation survenant à l’occasion du présent Avenant et de ses suites fera l’objet d’une procédure de médiation préalable conduite sous l’égide de PriceWaterhouseCoopers. En cas d’échec de la médiation, le différend sera résolu sous l’égide de la Chambre arbitrale internationale de Paris, conformément à son règlement que les parties déclarent connaître et accepter, sans toutefois identifier le médiateur. »

Le 29 avril 2012, M. Laprade et UMS signent un contrat du « Joint Venture » en vue de développer des services de transport aérien en Afrique qui trait du règlement de litiges :

« Article 7 : Loi applicable et règlement de litiges

Tout litige sera réglé à l’amiable. À défaut de règlement à l’amiable, le cabinet d’audit PWC sera désigné comme arbitre.

À défaut de résolution du litige par l’arbitre, le litige sera porté devant le tribunal arbitral de Paris. »

En avril 2018, M. Specter et TVPX Aircraft deviennent les propriétaires enregistrés de l’Avion Beechcraft 300.

En 2019, la coentreprise de M. Laprade et UMS est liquidée.

En avril 2019, M. Laprade et UMS signent un accord de liquidation qui prévoit notamment que l’Avion Beechcraft 300 doit être restitué à WAL. Effectivement, les pièces démontrent que c’est à la toute fin des négociations que l’aéronef BN2 (200 000 $ US) est remplacé par l’Avion Beechcraft 300 (1 250 000$ US). Il semble que UMS bonifie son offre à la dernière heure, de 1 250 000 $ US à l’aide de l’Avion Beechcraft 300. Or, M. Laprade ne demande pas formellement la délivrance de l’Avion Beechcraft 300.

Le 10 octobre 2019, M. Specter et TVPX Aircraft Solutions inc. (ci-après « TVPX ») introduisent une demande aux tribunaux québécois qui vise à faire reconnaître leur droit de propriété dans l’Avion Beechcraft 300. M. Specter et TVPX allèguent que la clause de l’accord de liquidation entre M. Laprade et UMS contient une erreur matérielle et que, en réalité, les parties ont convenu qu’un autre avion que le Beechcraft 300 serait restitué à WAL. Le 25 octobre 2019, l’honorable Madame la Juge Judith Harvie rejette la demande d’annulation pour insuffisance de la saisie avant jugement de l’Avion Beechcraft 300.

Le 18 novembre 2019, UMS entreprend une action judiciaire contre M. Laprade concernant l’Avion Beechcraft Super King Air 300 en Guinée.

Le 27 décembre 2019, l’honorable Monsieur le juge Castonguay instruit sur la demande d’annulation pour motif de fausseté de la saisie avant jugement de l’Avion Beechcraft 300.

En mars 2020, M. Laprade demande le renvoi à l’arbitrage de l’action judiciaire guinéenne en invoquant les clauses d’arbitrage contenues dans le contrat de coentreprise et dans le contrat de liquidation.

Le 30 mars 2020, l’honorable Monsieur le juge Castonguay rejette la demande d’annulation de la saisie pour fausseté de la part de l’intervenante WAL et M. Laprade de même que la demande en vue de faire déclarer abusive la saisie avant jugement pratiqué en l’instance. Alors, M. Specter et TPX obtiennent la saisie avant jugement de l’Avion Beechcraft 300.

Le 15 juin 2020, M. Laprade à titre de défendeur et WAL à titre d’intervenante déposent une défense, une demande reconventionnelle et un appel en garantie.

Le 7 juillet 2020, M. Specter et TVPX déposent une demande de rejet de la défense et demande reconventionnelle en vertu des articles 167 C.p.c. et 3137 C.c.Q. pour cause d’absence de compétence de la Cour supérieure du Québec. Subsidiairement, ils demandent la suspension du dossier pour cause de litispendance internationale car M. Laprade est dûment représentée dans le cadre des procédures en Guinée, lesquelles sont en voit d’être transférées à la chambre arbitrale internationale de Paris à la demande de Laprade.

Le 11 septembre 2020, les tribunaux guinéens se sont déclarés incompétents.

Le 5 octobre 2020, M. Specter et UMS déposent une demande d’arbitrage devant la Chambre arbitrale internationale de Paris (« CAIP »). Elles y demandent : que soit constaté que l’entente de liquidation n’avait opéré aucun transfert de la propriété du Beechcraft 300; que M. Specter soit remise en possession de l’avion; et que M. Laprade, WAL et une autre compagnie soient condamnés à leur payer 300 000 euros en dommages-intérêts.

En octobre 2020, M. Laprade et WAL saisissent aussi les tribunaux américains de l’État de l’Oklahoma d’une demande en justice visant également le droit de propriété dans l’Avion Beechcraft 300.

Le 17 décembre 2020, l’honorable Monsieur le juge Castonguay rejette la demande de M. Specter et TVPX Aircraft de rejet de la défense et demande reconventionnelle de Laprade et WAL pour cause d’absence de compétence et subsidiairement en suspension des procédures pour cause de litispendance.

Par contre, M. Specter et TVPX Aircraft soutiennent que le juge de première instance a commis plusieurs erreurs et portent ce jugement en appel.

La question en litige

Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en rejetant la demande des requérantes (M. Specter et TVPX) de rejet de la défense et demande reconventionnelle des intimés (M. Laprade et WAS) pour cause d’absence de compétence et subsidiairement en suspension des procédures pour cause de litispendance?

L’analyse

Premièrement, Art. 31 (2) C.p.c. prévoit qu’un jugement peut faire l’objet d’un appel sur permission d’un juge de la Cour d’appel si le juge estime que ce jugement décide en partie du litige ou cause un préjudice irrémédiable à une partie. De plus, le juge doit être convaincu que l’affaire en appel mérite l’attention de la Cour, ce qui s’évalue notamment au regard du principe de la proportionnalité, de l’intérêt supérieur de la justice, de la nature et de l’importance des questions soulevées, ainsi que des chances de succès de l’appel envisagé (paragr. 8 de Francoeur c. Francoeur, 2020 QCCA 1748)

Deuxièmement, il convient de rappeler que l’honorable Monsieur le juge Healy confirme dans l’affaire Procureure générale du Québec c. Léveillé qu’un jugement ayant rejeté un moyen déclinatoire de compétence est sujet à appel en vertu de l’article 31 (2) C.p.c. (paragr. 5, Procureure générale du Québec c. Léveillé, 2019 QCCA 1868)

Troisièmement, dans la présente affaire, les questions soulevées par M. Specter et TVPX concernent, entre autres, les conditions d’une renonciation tacite à une convention d’arbitrage, le principe de l’autonomie de la clause d’arbitrage, les conditions d’efficacité des clauses d’arbitrage, ainsi que l’impact de l’article 3152 C.c.Q. sur l’effet d’une clause d’arbitrage contenue dans un contrat présentant des éléments d’extranéité (paragr. 23, Specter Aviation c. Laprade, 2021 QCCA 183).

En tenant compte de l’état actuel de la jurisprudence, Monsieur le juge Bachand considère qu’il s’agit de questions qui méritent l’attention de la Cour d’appel. Donc, il accueille la requête pour permission d’appeler et ordonne la suspension des procédures en première instance.

Conclusion : que faut-il retenir?

1. Art. 622 C.p.c. « Les questions au sujet desquelles les parties ont conclu une convention d’arbitrage ne peuvent être portées devant un tribunal de l’ordre judiciaire, alors même qu’il serait compétent pour décider de l’objet du différend, à moins que la loi ne le prévoie.

            Le tribunal saisi d’un litige portant sur une telle question est tenu, à la demande de l’une des parties, de les renvoyer à l’arbitrage, à moins qu’il ne constate la nullité de la convention. La demande de renvoi doit être soulevée dans les 45 jours de la demande introductive d’instance ou dans les 90 jours lorsque le litige comporte un élément d’extranéité. Néanmoins, la procédure d’arbitrage peut être engagée ou poursuivie et une sentence rendue tant que le tribunal n’a pas statué.

            Les parties ne peuvent par leur convention déroger aux dispositions du présent titre qui déterminent la compétence du tribunal, ni à celles concernant l’application des principes de contradiction et de proportionnalité, le droit de recevoir notification d’un acte ou l’homologation ou l’annulation de la sentence arbitrale. »

2. À l’égard de la saisie avant jugement, le saisissant doit, à tout le moins prima facie, prouver la véracité de ses allégués, en d’autres mots, ce fardeau de preuve est moins lourd que dans le cadre d’une instruction sur le fond de l’affaire (paragr. 36 of Specter Aviation c. Laprade, 2020 QCCS 1060).

(Attention : Le but de cet article est de fournir des informations juridiques générales. Il ne reflète pas l’état du droit de façon exhaustive et ne constitue pas un avis juridique sur les points de droit discutés. Afin de minimiser les risques juridiques pour vos affaires, vous devez demander l’avis juridique d’un avocat sur toute question particulière qui vous concerne. Merci pour votre attention. )