L’évaluation de la perte de revenus futurs en matière de responsabilité civile : Le calcul au point d’incapacité est incompatible avec les méthodes approuvées par la jurisprudence à la suite de la trilogie de 1978 – #49

En matière de responsabilité civile, la victime a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est susceptible d’être évalué (Art. 1607 et Art. 1611 C.c.Q.). Or, il est souvent difficile de quantifier la perte de revenus futurs subie par la victime. Il convient de rappeler que l’évaluation de la perte de revenus futurs doit être fonction de la preuve et non consister en un système basé sur une valeur définie par le pourcentage d’incapacité partielle permanente (Maison Simons inc. c. Lizotte2010 QCCA 2126). L’existence d’une incapacité partielle permanente ne se traduit pas nécessairement par une perte de capacité de gains futurs. Cet article vise à introduire brièvement l’évaluation de la perte de revenus futurs en matière de responsabilité civile. Il est important de noter que les faits suivants sont fictifs et ont été créés par l’auteur afin d’établir un contexte propice à l’analyse.

Les faits pertinents

Le 11 mai 2017 vers 13h30, Madame se trouve au deuxième étage d’un centre commercial alors qu’elle magasine des pantalons. Soudainement, elle fait une chute dans l’escalier. L’escalier compte environ six marches jusqu’au premier palier, là où s’arrête la dame. Dans cette section de l’escalier, il n’y a pas de main courante ni de rampe. Elle ressent une violente douleur à la jambe gauche et au niveau du dos. Après être restée quelque temps au centre commercial, elle retourne chez elle. Le lendemain, elle se réveille dans une douleur épouvantable. Elle est transportée à l’hôpital.  Elle souhaite retourner à son bureau pour rencontrer ses clients, mais elle ressent toujours une  douleur physique très prononcée.  Son médecin lui prescrit donc un arrêt de travail complet. En date de l’accident, elle est âgée de 43 ans et travaille en tant qu’adjointe à un courtier immobilier.

Depuis l’accident, madame a de la difficulté à marcher. Son temps de marche quotidien est limité à 30 minutes. Elle se dit incapable de marcher rapidement, encore moins de courir. Elle n’arrive pas à retourner au travail puisqu’ elle est incapable d’ amener les clients visiter les maisons et les institutions financières en raison de sa douleur aux reins, à la fesse gauche, à la cuisse gauche et au niveau du dos.

Le 18 décembre 2018, l’avocat de Madame considère que le Centre commercial ne maintient pas ses locaux dans un état sécuritaire pour les usagers. En outre, selon l’expertise médicale, l’accident subi par Madame lui a causé un préjudice physique son incapacité partielle permanente s’évalue à 5%. Au chapitre de l’indemnisation pour la perte de capacité de gains, l’avocat de Madame évalue à 71 500$ la perte de capacité de gains futurs en empruntant la méthode suivante :

«Dans le présent cas, le salaire moyen gagné par Madame est de 65 000 $. Elle avait 43 ans au moment de l’accident. Le Tribunal retiendra le raisonnement de la Cour d’appel dans l’arrêt Godin c. Quintal, 2002 CanLII 41153 (QC CA). Le pourcentage de 5% par an signifie qu’à 3 250$ par année, multipliés par le nombre d’années qui restent à la demanderesse avant d’atteindre 65 ans, on arrive au chiffre de 71 500$. C’est le montant qui sera alloué comme IPP.»

La question

Quelle est la méthode appropriée pour évaluer la perte de revenus futurs subie par la victime en l’espèce?

L’analyse

1. Comme l’enseigne le professeur Gardner, le pourcentage d’incapacité partielle permanente est un concept qui permet de mesurer l’importance de l’atteinte physique ou psychologique dont est atteinte une victime. Il s’agit d’un concept neutre qui ne tient pas compte de la personnalité de la victime (Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 253, paragr. 241). C’est donc dire que l’existence d’une incapacité partielle permanente ne se traduit pas nécessairement par une perte en capacité de gains.

2. Lorsque l’intégrité d’une victime est affectée, le tribunal évalue si cette atteinte entraîne une perte de salaire ou une perte de gains. Ensuite, le tribunal doit évaluer si cette atteinte est susceptible d’avoir un effet à long terme sur la carrière de la victime ou encore sur la durée de celle-ci. Si la preuve ne permet pas de conclure à la probabilité d’un tel effet, l’indemnisation se fait généralement au chapitre des pertes non pécuniaires (Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, note n°442, p. 454).

3. En l’espèce, le pourcentage d’IPP est relativement faible. L’atteinte physique constitue des éléments probants quant à la possibilité d’une perte de revenus futurs compte tenu de sa carrière comme adjointe d’un courtier immobilier. Il ne fait aucun doute que l’atteinte physique a entraîné une perte de salaire de la Madame. De plus, madame devra dorénavant consacrer plus d’efforts qu’avant l’accident pour effectuer le même travail, ce qui rend probables les risques d’épuisement professionnel et d’abrègement de sa carrière.  En l’espèce, l’indemnisation peut donc se faire au chapitre des pertes pécuniaires.

4. Il est noté que le calcul « au point d’incapacité » est utilisé en pratique par les avocats pour se faire une idée approximative, générale et rapide de la fourchette de dommages qui pourraient être réclamés. Ce calcul est toutefois incompatible avec les méthodes approuvées par la jurisprudence suivant la trilogie de 1978 (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd, [1978] 2 R.C.S. 229, EYB 1978-147395 ; Thornton c. School Dist No 57 (PrinceGeorge), [1978] 2 R.C.S. 267, EYB 1978-147392 ; Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287, EYB 1978-147387). Pour mesurer la perte de revenus futurs, le professeur Gardner nous enseigne que l’on devrait a) évaluer la carrière qu’aurait eue la victime en l’absence d’accident et b) vérifier si celle-ci a été affectée par l’accident (Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 457, paragr. 474). Pour faire cette évaluation, le professeur Gardner propose de prendre en compte différents facteurs, notamment le salaire de la victime avant et après l’accident, la durée prévisible de sa carrière, ainsi que les aléas reliés au travail et l’actualisation selon l’art. 1614 C.c.Q..

Conclusion : que faut-il retenir?

1. L’existence d’une incapacité partielle permanente ne se traduit pas nécessairement par une perte de capacité de gains.

2. Lorsque l’incapacité physique ou psychologique entraîne une perte de gains, l’indemnisation pourrait être accordée sous le chapitre des pertes pécuniaires.

3. Lorsque la preuve d’un abrègement de la carrière de la victime ou d’un épuisement professionnel ne satisfait pas le standard de probabilité exigé pour la perte de capacité de gains, l’indemnisation pourrait être accordée sous le chapitre des pertes non pécuniaires. Il convient de rappeler que la valeur de l’indemnité accordée pour la perte non pécuniaire fut plafonnée par la Cour suprême du Canada, en 1978, à un montant de 100,000$ pour une personne ayant une incapacité totale permanente, lorsque la perte découle d’un préjudice corporel. Cependant, ce montant doit être ajusté en fonction de l’inflation, de sorte que ce plafond dépasse aujourd’hui 350,000$ (Voir Paquette (Succession de Groulx-Paquette) c. Plante2020 QCCQ 6074).

4. Pour mesurer la perte de revenus futurs, on devrait a) évaluer la carrière qu’aurait eue la victime en l’absence d’accident et b) vérifier si celle-ci a été affectée par l’accident.

(Attention : Le but de cet article est de fournir des informations juridiques générales. Il ne reflète pas l’état du droit de façon exhaustive et ne constitue pas un avis juridique sur les points de droit discutés. Afin de minimiser les risques juridiques pour vos affaires, vous devez demander l’avis juridique d’un avocat sur toute question particulière qui vous concerne. Merci pour votre attention. )